Cependant, quelques écrivains et quelques chansonniers étaient restés fidèles à leur vieux Quartier.
Le Caveau du Rocher fut, je crois, leur dernier asile.
C'est, dans le décor ridicule et charmant de ro-
chers en staff, encadrant des peintures murales
na?ves et attendrissantes, qu'avaient lieu, Il y a quelques mois encore, les réunions du Cercle Arts et Lettres, fondé par Mme Jane Hyrem, une ancienne
artiste de l'Odéon, et dont le poète Alcanter de
Brahm était le directeur et I'animateur.
On salt que notre confrère, aujourd'hui conservateur honoraire du Musée Carnavalet, est un fin
lettré et un conférencier malicieux qui excelle à dire
les pires rosseries de la plus elégante fa?on; on salt
aussi, qu'il a, un jour, inventé le point d'ironie dont
on a hien tort de ne pas faire usage; mais on ignore,
ou l'on a oublie qu'Alcanter de Brahm débuta dans
les lettres, en écrivant des chansons : des chansons
rosses, bien entendu ! Jamais, d'ailleurs, il n'a cessé
de rimer des couplets; toutefois, il a compris à son
tour que la chanson peut
être une des formes les plus
charmantes de la poésie, et
je sais, de ce chansonnier-poète, des strophes gracieuses et qui connaissent la
popularité, comme cette Chanson de Marcelle, que
Dickson a mise en musique
et qu'il chante delicieuse-
ment.
Il y avait aussi, il y a peu
de temps encore, au Quartier Latin, une bien curieuse association : Les
Gueux. Elle avait été fondée
R. par un ancien explorateur,
le père Rapellin, compagnon de Brazza et ami de
Mac-Nab.Le Diner des Gueux réunissait chaque semaine, au tour d'un frugal repas que
présidait un gueux d'hon-
neur (!) une cinquantaine de jeunes artistes et de
vieilles dames qui, à l'heure des discours et des
infusions, se passaient la rhubarbe et le séné en se
congratulant congrûment. N'avaient-ils pas chanté,
en guise de bénédicité, le refrain de la célèbre chanson de Béranger
Les gueux; les gueux,
Sont des ,gens heureux;
Ils s'aiment entre eux,
Vivent les gueux !
C'était délicieusement rococo, touchant et reposant.
II. Le bar Sfero. - Les poètes sféroïques.
Un jour, les poètes du Quartier Latin faillirent se
moderniser.
Mercereau, écœuré par la veulerie, et par l'ingratitude de ses confrères, promenait, un soir, sa mélancolie sur le Boul' Miche, lorsque le hasard mit
sur ses pas le directeur d'un bar automatique installé depuis pen au coin de la rue de l'Ecole de Médecine, sur l'emplacement du restaurant Duval. Ce
curieux directeur, un étranger, était un lettré et un
brave homme. Il avait connu Mercereau alors que
celui-ci faisait une tournée de conférences, et professait pour lui une grande admiration. Notre poète
lui parla du Caméléon, lui dit son regret de n'avoir
pu continuer l'œuvre commencée et sa tristesse de
ne pas rencontrer sur son chemin un commerçant
assez artiste et assez généreux pour l'aider a réaliser son rêve.
Quelques jours après, un communiqué m'apprenait qu'au premier étage du bar automatique Le
Sfero, allaient avoir lieu, tons les soirs, des réunions
d'écrivains et d'artistes, au cours desquelles des
causeries seralent faites, des poèmes récités et des chansons chantées. Des concours devaient être organisés et chaque quinzaine un prix de mille francs décerné par le public, devait récompenser l'heureux lauréat.
Un cabaret artistique, que dis-je, un club littéraire dans un bar automatique ! L'entreprise et trop originale pour n'être pas encouragée ! Et puis, une trop belle occasion s'offrait de chanter les bienfaits du progrès, pour qu'on la laissât passer.... Sur l'heure, je rimais à la gloire des poètes sféro?ques, ces strophes faciles que plusieurs journaux voulurent bien publier :
Vraiment, la nouvelle est bien drôle
Que l'on colporte à Paris !
Les poètes - à tour de rôle -
Désormais, vont être nourris !
Ce n'est pas dans quelque taverne
Ant mars en f umes et jaunis,
Mais dans un decor tres moderne
Qu'ils sont, par Sfero, réunis.
En ce temps que l'on dit pratique,
Ne fait-on pas tout d l'envers?
Vest dons un bar automatique
Que Pon vient entendre des vets...
Bravant la chaleur étouffante,
D'un etroit et bas corridor,
On met vingt sons dans la cc p'tit' fente"
Et l'on recoit dess rimes d'or.
Le poèt's-bar est à la mode,
Et chacun vent, cette saison,
S'offrtr une ballade, une ode,
Mieux encore : un sonnet maison !
Le jeu n'est pas si bête, en somme,
Puisqu'on y peut, deux fois par mois,
Gagner mille francs! une somme!
En chantant ses moindres émois.
Oublions le trop long carême
O? nous ne mangions notre soûl,
O? pour payer un café-crème,
Il
nous manquait toujours un sou !
Au vieux passé, faisons la nique !
Un de nous est certain, toujours,
A notre époque mecanique,
De diner tous les quinze jours !...
Les soirées du Sfero ne manquaient ni de pittoresque ni de gaite. Ii arriva même qu'elles furent
plus animées que la direction ne l'eût souhaité. Il me souvient d'une séance
que présidait Gustave
Kahn, oft le prix de poésie fut chaudement disputé... Finalement, il fut
attribué à un sympathique bohème Jules Hsery,
auteur de poèmes qui ne
sont point sans valeur, et
que les jeunes gens du
Quartier Latin entourent
de leur sollicitude, c'est-à-dire grisent volontiers,
pour montrer en quelle
estime ils tiennent son
talent.
Les étudiants étaient
venus nombreux ce soir-là, pour applaudir leur
ami Jules. On acclama le
Coudray,'Edmond Gojon, Louis Mosnat, Marcel Duhamel, Marcel Réja, Alexandre Guinle, etc:
Les vieilles brasseries que nous avons aimées, o?
nous avons flâné, bavardé, travaillé parfois, sont devenues des bars somptueux inondés d'aveuglante
lumière.
Pourtant, on y discute, comme autrefois,
d'art et de littérature. Il y a même, non loin du
Luxembourg, un café littéraire : le dernier!
III. Le dernier café littéraire. Le café Mahieu.
Le Café Mahieu, l'unique café blanc du boulevard,
le seul qui n'ait pas encore sacrifié à la mode imbécile, le seul qui ait conservé ses banquettes confortables et ses garcons discrets et complaisants, est
aujourd'hui le refuge des écrivains do la rive gauche. Ils sont une vingtaine qui ont conservé le goût
des conversations nonchalantes et qui, chaque soir,
se retrouvent là, à l'heure du cigare.
On peut voir, au Mahieu, autour d'Andre Thérive,
critique littéraire du Temps et fondateur de l'école
populiste, Elie Richard, rédacteur en chef de Paris-
Soir; l'éditeur et moraliste Bernard Grasset; le docteur Jules, Thiercelin ;les poètes André Mary, Castagnou; les critiques Georges Le Cardonnel, Henri
Clouard; leg romanciers Louis Dumur, Léon Lemonpier; lesécrivains Pierre-Paul Plan, Marcel Dugas,
Charles de Saint-Cyr, Maxime Revon, Pierre Ba-
thille; l'ecrivain haltien Louis Morpeau; le poète
auvergnat Gens d'Armes; les historiens Becheyras,
Jean de Salis; les philosopher Gilbert Maire, Krakowsky; le critique d'art Pierre du Colombier; leg
professeurs allemands Boch Karl, Graefer Wite
helen, Friedman les héllenistes Mario Meunier,
Victor Magnien; l'historien d'art Louis Dimier;
l'orientaliste Hippolyte Boussac; le géographe de
Vilmoreuil; les dessinateurs Gallo, Doès, d'Ostoya;
les sculpteurs Poncin, Bacque; la peintresse Marewna; l'ingenieur Badin; le Secrétaire de l'Obser
vatoire Louis Bertrand; le financier Dowine; l'administrateur des colonies Lorrain; le consul Delalande, etc.
J'ai pris part, plusieurs fois, à ces causeries familières, et j'ai constaté que les écrivains les plus
graves ne sont pas les moins spirituels. Il se dépense chaque soir, dans ce coin du Quartier, plus
d'humour et plus d'ironie qu'il n'en faudrait pour
faire vingt couplets montmartrois; mais les clients
du Mahieu sont gens d'esprit : ces couplets, ils ne
songent pas à les écrire.
J'arrête ici ces mémoires.
Je n'avals pas - on l'a compris - formé le dessein de résumer en quelques pages l'histoire des dernières années du Quartier Latin; j'ai voulu seulement, en contant les "petites histoires" auxquelles
j'ai été mêlé, évoquer de vivante et fidèle fa?on une
époque, assez lointaine déjà, pour para?tre charmante aux yeux des curieux et des philosophes. Au
surplus, ce ne sont là que mes souvenirs de chansonnier. Je dirai quelque jour, dans un autre volume, comment j'ai fondé, avec Pierre Varenne,
!'Association Syndicale des Auteurs lyriques, et raconterai mes aventures de librettiste d'occasion et
de journaliste pour rire. On verra qu'en écrivant
maints articles et en rimant maints couplets, je n'ai
eu - et c'est mon-excuse ! d'autre souci que de
servir, de mon mieux, la Chanson.
La Chanson ! ne lui ai-je pas consacré toute ma
vie?... J'aurais pu être un poète aimable, comme
quelques-uns, un auteur dramatique, comme tant
d'autres, un romancier, comme tout le monde... J'ai
joue la difficulté : j'ai voulu être un chansonnier
populaire. J'ai été plus téméraire encore : j'ai taché
à obtenir l'estime des lettres tout en m'appliquant
à exprimer dans le style le moins ? littéraire ? les
.plus simples sentiments. Je ne suis pas sûr d'y avoir
réussi.
D'aucuns s'étonneront qu'ayant connu de nom-
breux succès, je n'en aie pas tiré profit... A vrai dire,
je n'y ai pas songé ! Après trente-cinq années, je me
retrouve sur mon Boul' Miche, les cheveux grison-
nants et la barbe blanchie, mais le cœur aussi candide et la bourse aussi légère!... Ne me plaignez pas.
Je ne regrette rien. Bohème insouciant, j'ai vécu
sans ambition et sans besoins, jaloux seulement de
mon indépendance, travaillant au gré de mon,caprice, n'acceptant aucune tâche et n'obéissant à aucune contrainte. J'ai traversé la vie en flâneur, m'attardant à chaque carrefour, musant à tous les spectacles, mais ne m'arrêtant nulle part. J'ai mêlé ma
voix legère et, parfois, ironique, à d'autres plus
..graves et plus inquiètes. A côté des " ténors" glorieux et bruyants, tranquillement, par plaisir, j'ai'
chanté ma chanson.